jeudi 3 mars 2016

Michel THIERCELIN, témoin d’une époque


Le père fondateur de la coopération en copropriété

Michel THIERCELIN nous a quittés. Un hommage lui a récemment été rendu sur légavox.


(Photographie en couverture de la Lettre de la FSCC, n° 157)

Michel THIERCELIN fut un dirigeant important de la mouvance coopérative officielle. Dirigeant d’une filiale du Crédit coopératif, il a inventé les chèques vacances. Devenu copropriétaire aux côtés d’autres cadres dirigeants du mouvement coopératif dans les années 1950, il a initié une gestion non professionnelle de l’immeuble où il se trouvait.

Grâce à ses relations, il a pu convaincre le Garde des Sceaux et le rapporteur à l’Assemblée nationale de la loi du 10 juillet 1965 d’insérer une gestion de forme coopérative dans le statut de la copropriété.

Depuis 50 ans, il est donc possible de faire adopter à un syndicat de copropriétaires la forme coopérative. Cela signifie que le syndic est élu par le Conseil syndical en son sein et qu’il peut être remplacé par le même conseil.

Depuis 1970, Michel THIERCELIN a été président de la FSCC (Fédération des Syndicats Coopératifs de Copropriétaires).

Dans ce cadre, il se présentait comme un partisan de l’économie sociale et solidaire, comme on l’a vu ici. D’ailleurs, il a été l’initiateur de la Direction Interministérielle à l’Economie Sociale.

On lui doit également la création de l’ANCC, même si cette dernière s’est détachée de son influence avec le temps, comme cela a été vu sur ce blog précédemment.

Bien entendu, Michel THIERCELIN incarnait des valeurs et une époque qui ne sont plus les nôtres. C’est pour cela que les syndicats coopératifs de copropriétaires sont restés minoritaires et ne sont pas perçus par les pouvoirs publics ou par les militants de l’habitat participatif comme une solution intéressante.

Néanmoins, il sera primordial de garder le souvenir de toute l’époque qu’a symbolisée Michel THIERCELIN dans le courant de la copropriété coopérative.

Le projet dirigiste des années 1950

Michel THIERCELIN était un homme de l’immédiat après-guerre.

Durant cette période, des dirigeants enthousiastes ont considéré qu’ils pouvaient créer un monde nouveau grâce à la planification et la croissance économique.

Ces gouvernants et administrateurs estimaient former une corporation légitime.

Comme Michel THIERCELIN, et comme le LGOC qui élabore le présent blog, ces acteurs pensaient aussi que l’individualisme forcené posait problème, y compris au plan de la propriété.

Michel THIERCELIN ne cachait pas son admiration pour des pays comme la Suède ou la Norvège, où les coopératives d’habitants sont bien plus répandues.

C’était aussi la position d’Edgard PISANI dans l’Utopie foncière, ouvrage étudié sur ce blog. Une fois encore, l’association LGOC partage cette admiration.

Toutefois, et comme Edgard PISANI également, Michel THIERCELIN a pensé pouvoir atteindre son objectif de développement de la coopération par l’impulsion d’un Etat dirigiste dominé par des dirigeants soudés.

La loi de 1965 a ainsi été conçue comme le moyen d’attirer des populations individualistes vers un habitat collectif susceptible de les habituer au dévouement pour l’intérêt collectif.

Or, c’est exactement le contraire qui s’est passé. Ceux auxquels on a promis qu’ils obtiendraient en copropriété à la fois les avantages du pavillon et ceux de l’habitat collectif n’ont vu que les désagréments des charges individuelles auxquels s’ajoutent les inconvénients du voisinage. La copropriété a fonctionné comme une école de la répulsion par rapport à l’action collective.

La volonté de tromper au nom de la bonne cause les populations n’est absolument pas la position du LGOC. Ce dernier souhaite plutôt se pencher sur un renouveau de l’éthique du service public telle qu’elle était entendue au début du XXe siècle en France ou telle que certains courants de pensée en Chine l’ont prônée depuis des siècles. Pour le LGOC, chacun est responsable de l’intérêt général. Le pluralisme des idées enrichit le débat pour permettre de remplir au mieux cette mission face aux changements imprévisibles du monde. Dès lors, il ne convient pas de former des corporations isolées, technocratiques et monolithiques  qui prétendraient détenir la bonne parole.

Edgard PISANI a cependant accepté les méthodes du gaullisme triomphant pour imposer le remembrement et le productivisme agricole.

Michel THIERCELIN a également travaillé avec le législateur pour établir dess syndicats coopératifs définis par la direction d'une élite de copropriétaires membres du conseil syndical.

C’était évidemment mieux que rien. Sans ce point de départ, on en serait à zéro aujourd’hui. Toutefois, nous devons garder à l’esprit les limites de ces choix faits de 1950 à 1965.

Les années 1950 et 1960 furent marquées par la consommation de masse. Cela a entraîné une disproportion entre des couches populaires encore peu instruites mais disposant d’un pouvoir d’achat important et une élite cohérente et soudée mais qui a progressivement été marginalisée au plan culturel par rapport à ces foules.

Dans le sillage du corporatisme

Michel THIERCELIN était un fils d'ingénieur. Assez logiquement, il a pensé que l’on pouvait réorganiser la société par une forme d’ingénierie sociale. C’était là une attitude ancienne qui s’inspirait de l’Ecole de LE PLAY, fondateur de l’économie sociale.

Pour comprendre cet état d’esprit et celui des dirigeants du mouvement coopératif qui ont fortement été influencés par ces vues, il faut se souvenir du contexte qui prévalait alors.

Durant les années 1930, la bourgeoisie instruite a été marquée par sa perte de capacité à influencer des masses chaque jour plus séduites par l’autoritarisme fasciste, le fantasme identitaire hitlérien ou l’utopie vengeresse stalinienne.

A l’inverse, la démocratie libérale paraissait trop liée à un capitalisme qui favorisait l’égoïsme et l’instabilité économique.

Bien des dirigeants, notamment autour des chrétiens contestataires, cherchaient une troisième voie entre individualisme libéral et totalitarisme.

La défaite de juin 1940 a aggravé ce sentiment d’inadéquation des institutions.

La popularité initiale de PÉTAIN s’explique par cette situation tout comme le succès de ses idées sur une prétendue révolution nationale.

Après la défaite de juin 1940, des réformateurs ont voulu créer une école des cadres pour les futurs dirigeants de l’administration. Elle fut fondée à Uriage dans l’Isère, en zone libre.

Cette institution a insisté sur un rapport chevaleresque au monde, sur le sens du sacrifice et sur l’esprit de communauté au sein de l’élite. Le but était de rompre avec l’individualisme des masses (Janine BOURDIN, « Des intellectuels à la recherche d’un style de vie : l’Ecole nationale des cadres d’Uriage », Revue Française de Sciences Politiques, 1959, n° 4, pp. 1029-1045).

De manière explicite, les dirigeants d’Uriage ont souhaité créer une forme de corporation élitiste. Dans cette veine chevaleresque, les dirigeants d’Uriage citaient souvent Charles PÉGUY, un dreyfusard d’abord socialiste mais devenu nationaliste et chrétien avant de mourir pour la France en 1914.

Le régime de Vichy, qui prônait pourtant lui aussi le corporatisme, s’est dès lors inquiété. Rapidement, il a voulu prendre le contrôle de l’école pour éviter que ne s’y développe un esprit nationaliste trop indépendant, susceptible de se rapprocher du gaullisme.

Les dirigeants d’Uriage ont refusé la mainmise des collaborationnistes et ont rallié les maquis à partir de fin 1942. A la Libération, d’anciens élèves d’Uriage ont donc pu intégrer les plus hautes sphères de l’administration sans difficulté, auréolés de leur passé de résistants, même si, à la base, leurs positions corporatistes n’étaient pas situées aux antipodes de celles de Vichy. De GAULLE, lui-même, avait travaillé avec PÉTAIN avant la seconde guerre mondiale…

Les sources idéologiques d’Uriage

Bien entendu, il ne s’agit pas de diaboliser qui que ce soit. Ici, le but n’est pas de dire que le corporatisme est démoniaque. D’abord, l’individualisme est loin d’être angélique. Ensuite, même le garantisme, que prône le LGOC, a ses travers. La Chine et le Japon nous ont montré que le souci de créer des garanties pour stabiliser la société pouvait la scléroser.

Le fait d’avoir été influencés par des personnes ayant pu se tromper ne retire rien au mérite du résistant PISANI ou des héros FTP bretons, par exemple. En fait, il est particulièrement méritoire de se battre pour la liberté alors que l’on a été formé par des idéologies autoritaires.

Une fois la guerre achevée, les temps ont néanmoins changé. L’héroïsme n’était plus présent pour tempérer l’élitisme, le dirigisme ou l’autoritarisme.

Durant des décennies, cette empreinte indirecte et inconsciente du corporatisme a pesé sur la France pour fragiliser les principes sur lesquels la Constitution est censée être fondée depuis 1958.

Le préambule de la Constitution cite explicitement la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cette dernière a donc valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel, décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association).

Or, les inspirateurs du corporatisme d’Uriage avaient de vives réserves (pour ne pas dire pire) à l’égard des valeurs de la Révolution française.

Leur premier inspirateur était Philippe BUCHEZ (1796-1865) médecin horrifié par les mauvaises conditions de travail des ouvriers dans les années 1830. Afin de permettre aux travailleurs d’échapper à l’exploitation, il leur a conseillé de reprendre les pratiques de compagnonnage qui existaient au Moyen Âge. Cela impliquait des apprentis, des compagnons et des maîtres, chaque grade pratiquant la cooptation pour éviter la concurrence sauvage et maintenir des conditions de travail décentes.

BUCHEZ était républicain et fut président de l’Assemblée nationale en 1848 mais il ne s’inscrivait certainement pas dans le courant révolutionnaire individualiste qui avait interdit les corporations par les décrets d’Allarde des 2 et 17 mai 1791 avant d’établir un délit de coalition (qui empêchait la constitution de syndicats) par la Loi Le Chapelier du 14 juin 1791.

Les idées économiques de BUCHEZ relevaient d’une hostilité à l’individualisme. C’est pour cela qu’il souhaitait des associations entre producteurs, comme le constatait Cyrille FERRATON en 2010.

BUCHEZ aurait pu réfléchir à la constitution de garanties des libertés fondamentales pour éviter à la fois le corporatisme replié sur lui-même et l’individualisme oppresseur, mais il n’a pas su le faire. C’est plutôt l’école de Robert OWEN (1771-1858), dont s’inspire le LGOC, qui a travaillé sur ces questions.

Cela ne veut pas dire que les partisans d’OWEN et du garantisme sont gentils et que ceux du corporatisme de BUCHEZ sont méchants. Les uns comme les autres ont perçu des problèmes importants, mais leurs visions sont complémentaires.

La fracture interne du catholicisme social

Les positions de BUCHEZ ont plutôt influencé Frédéric LE PLAY (1802-1882), sénateur du Second Empire et fondateur de l’école de l’Economie sociale (voir Frédéric LE PLAY, La Méthode sociale, abrégé des ouvriers européens, 1879, Tours, Alfred Mame, 648 p. et tout particulièrement p. 555).

Cet ingénieur des Mines a prôné explicitement le retour aux corporations pour encadrer les foules (La Méthode sociale… pp. 109 et 110).

Economie sociale… Ingénierie sociale… Tout cela est très proche du parcours de Michel THIERCELIN.

De la même manière, au plan anthropologique, LE PLAY craignait la famille nucléaire qui produisait de l’individualisme et préférait la famille souche, plus autoritaire, où les membres apprennent l’abnégation au nom du groupe et la discipline à l’égard du chef de famille.

LE PLAY était explicitement un adversaire de l’héritage de la Révolution française (La Méthode sociale…, p. 31) et a inspiré le courant monarchiste catholique qui s’est développé après 1870 avec Albert de MUN (1841-1914) et François René de la TOUR DU PIN (1834-1924).

Albert de MUN s’est rallié à la République après l’encyclique Rerum novarum du Pape Léon XIII (1891) appelant les catholiques à créer des syndicats chrétiens et à participer au pouvoir pour améliorer la condition des travailleurs par la loi, quitte à accepter les élections libres.

Albert de MUN est l’inspirateur de Marc SANGNIER et d’Emmanuel MOUNIER. Ce dernier a fait des conférences à Uriage avant de rallier la Résistance. Ce catholicisme social est aux sources du mouvement des Castors dans l’habitat.

Le marquis de la TOUR DU PIN, ami de jeunesse d’Albert de MUN, a, quant à lui, refusé ce ralliement et a soutenu l’Action française de Charles MAURRAS dont de nombreux partisans ont rejoint Vichy en 1940.

Ces deux courants du catholicisme avaient toutefois les mêmes sources idéologiques corporatistes et hostiles à l’individualisme. Certains ont été vichyssois et d’autres résistants, mais cela ne change rien à ces sources communes.

Un lignage à ne pas oublier

Michel THIERCELIN s’inscrivait directement dans la mouvance de Philippe BUCHEZ, comme la plupart des dirigeants du mouvement coopératif français.

Au plan politique, l’héritage de LE PLAY a été ambigu, puisque ses disciples ont soit rallié la République, soit s’y sont opposés.

Toutefois, même lorsqu’ils ont accepté la démocratie, les héritiers de BUCHEZ l’ont fait d’une certaine manière.

Leur dirigisme n’a pas été individualiste et jacobin mais plutôt corporatiste. Le général de GAULLE, par sa formation catholique, a été inspiré par Albert de MUN. La loi de 1965 s’inscrit parfaitement dans ce contexte de corporatisme gaulliste d’encadrement des masses.

Très vite, Michel THIERCELIN s’est heurté aux mêmes problèmes qu’ont dû affronter Albert de MUN et Charles de GAULLE. La croissance économique a permis le succès des syndicats chrétiens et de la copropriété. Par contre, le mode de fonctionnement corporatiste n’a pas permis une extension de l’esprit de dévouement. La population toujours plus consumériste y est restée allergique. La participation effective s’est réduite à une élite, non parce que cette dernière se serait repliée sur elle-même mais parce que les simples citoyens n’étaient pas intéressés.

Ce que voulaient les individus atomisés habitués à la haute croissance, c’était consommer plus. A la rigueur, se rassembler pour faire des économies leur paraissait compréhensible. Par contre, il leur semblait absurde de faire des efforts intenses pour intégrer des corporations chevaleresques.

C’est pour cela qu'à part la FSCC fondée sous l’impulsion de Michel THIERCELIN, les associations de copropriétaires se sont progressivement détachées du mouvement coopératif et de la corporation constituée par les dirigeants de cette mouvance.

Les copropriétaires consommateurs ne voyaient ni l’utilité des institutions qui défendent la coopération, ni l’intérêt du travail accompli pour nouer des contacts durables avec le législateur.

Aujourd’hui, les associations autres que la FSCC ont abandonné toute référence à l’identité coopérative et se présentent comme des prestataires qui permettent à leurs membres de dépenser moins. Leur influence sur le Parlement et leur capacité à discuter avec l’administration centrale semblent bien plus faibles, du fait de leur éloignement avec les réseaux militants et institutionnels.

L’esprit d’Uriage a été abandonné et oublié. Ce n’est pas sans poser problème, car le refus de l’individualisme est toujours latent dans notre pays, et le LGOC partage cette hostilité au consumérisme abrutissant.


Philippe BUCHEZ, Frédéric LE PLAY et Albert de MUN avaient sans doute repéré une vraie difficulté, même s’il faudrait dégager une meilleure solution. Se souvenir de Michel THIERCELIN, c’est veiller à ne pas oublier qu’il nous faut toujours affronter cette difficulté.