jeudi 8 décembre 2016

Les deux corps du droit



L’échec moral des « classes moyennes »

Une certaine France a pris des habitudes durant les 30 glorieuses.

Elle veut aujourd’hui consommer dans les mêmes conditions que par le passé et par n’importe quels moyens, y compris dans le domaine immobilier.

Comme il lui est plus difficile d’y parvenir, elle demande des solutions originales, telles que l’habitat participatif. Ces mécanismes nouveaux et complexes réclament plus de travail encore.

Selon les consommateurs, les notaires, et surtout les diplômés notaires, devraient donc s’échiner à œuvrer pour concrétiser ces possibilités, sans espoir d’être payés décemment, bien entendu...

On sait l’argument déplorable de ces consuméristes irresponsables quand on leur fait remarquer leur dérive esclavagiste. Ces clients avides veulent exploiter des collaborateurs d’avocats ou de notaires et prétextent du fait que ceux-ci seront bien payés ultérieurement. Qu’en savent-ils dans une société d’uberisation ?

Tolèreraient-ils que leurs propres enfants soient traités ainsi ?

La « classe moyenne » n’est donc pas un groupe social mais une idéologie déplorable qui fracture la société, y compris en séparant des personnes aux revenus similaires.

D’un côté, on a les « casses moyennes » qui exigent un standard de vie, quitte à exploiter des travailleurs, de l’autre, on a des citoyens avisés, conscients du travail collectif nécessaire pour obtenir une prestation de qualité.

Consommation contre coopération

Marie-Hélène BACQUÉ et Stéphanie VERMEERSCH, dans Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de mai 68, Les Editions de l’Atelier / Editions Ouvrières, 176 p., 2007, ont bien décrit cette dérive.




Certains tenants de l’habitat groupé et autogéré restent des militants admirables. Néanmoins, ils ont aussi été rejoints par des individus souhaitant uniquement obtenir la propriété d’un logement au meilleur coût pour eux-mêmes. Ces individus ne se dévouent pas bien longtemps et n’hésitent pas à exploiter des prestataires si nécessaire, abandonnant les militants d’un habitat plus écologique et citoyen.

Comme le disent Mesdames BACQUÉ et VERMEERSCH : « L’étude de plusieurs opérations d’habitat autogéré en accession montre cependant que ces règles tendent à disparaître au fil des années, l’autogestion laissant place à la délégation de services au syndic et à des prestataires privés » (p. 124).

Tout est dit !

On est loin du projet coopératif. Celui-ci, dans le sillage de la loi du 10 septembre 1947, consiste à construire un groupe produisant lui-même ce dont il a besoin…

Obéir ou garantir

Deux conceptions du droit sont donc possibles.

On peut penser le droit comme un outil pour capter un avantage individuel sans se soucier du reste de la société.

Dans cette acception, il devient un produit de consommation. L’uberisation, voire l’exploitation des salariés précaires, ne pose alors aucun problème. Pour ceux qui réfléchissent ainsi, le droit est une violence sociale comme une autre. Le tout est de rester du bon côté du manche. Tout est question d’obéissance et le consommateur espère être parmi ceux qui seront obéis.

Autrement, on peut concevoir le droit comme une façon d’organiser la société pour construire collectivement des garanties pour tous.

Dans ce cas, l’exploitation des autres est radicalement exclue, car il y a toujours un collectif derrière ceux que l’on exploite, et déclarer la guerre à un collectif ne permet pas de construire des garanties.

Le prix à payer

Les diplômés notaires ont des parents, des enfants, des enseignants ou des proches. C’est grâce à tous ces gens qu’ils ont pu acquérir un savoir. Vouloir les exploiter, c’est injurier tous ces gens qui les ont aidés et minimiser leur apport. Dans ce cas, il ne faut pas s’étonner de récolter leur hostilité.

Les consommateurs, qui se sont si mal comportés en pensant exploiter les diplômés notaires sans se soucier des garanties à construire, découvriront donc rapidement qu’ils devront apprendre à obéir à des gens pas toujours faciles à vivre.

Le monopole des notaires installés, renforcé par les moyens décrits plus haut, n’annonce rien de bon pour ceux qui voudront échapper à l’obligation de payer très cher pour accéder à la connaissance juridique.

Un notaire qui utilise les méthodes ci-dessus exposées n’a pas vraiment l’esprit à aider les consommateurs ou à œuvrer pour leur pouvoir d’agir (appelé aussi empowerment). On appelle ainsi le processus sociologique donnant aux citoyens plus d’influence sur les décisions qui concernent leur propre vie.

A force d’uberiser, on favorise les monopoles sur la qualité. L’accès au droit utile sera uniquement réservé aux très riches et aux structures coopératives qui auront su faire réfléchir en leur sein des personnes compétentes sans les exploiter.

Les deux corps du droit

Une fois encore, il ne convient pas d’être naïf.

Le monde n’est pas séparé entre une sphère autoritaire liée à la jungle uberisée et une sphère coopérative où tout serait idyllique.

Les deux façons de faire du droit ont un lien, un peu comme le yin et le yang, différents, voire opposés, mais interconnectés.

Quand on ne veut pas coopérer, on doit obéir, mais la meilleure façon d’être obéi, c’est d’apprendre à coopérer…

Le droit idéal, qui est celui qui organise une société meilleure, n’est donc pas séparé du droit concret, qui consiste à obéir aux autorités existantes, même quand elles ont lourdement failli (et le monde des notaires, avec le détournement de la loi MACRON, en donne un bel exemple).

Tout notre travail doit être de renforcer les structures qui portent le droit idéal pour influer sur le droit concret.

C’est un peu la même situation que dans l’ouvrage d’Ernst KANTOROWICZ intitulé Les deux corps du roi. (éd. originale 1957, Œuvres, Gallimard, Paris, 2000, 1369 p).

Les souverains médiévaux avaient un corps physique, qui pouvait être trop jeune, trop vieux, malade ou prisonnier. Parallèlement, ils avaient aussi un corps politique symbolisant la Couronne, et qui ne pouvait pas mourir.

Les affres du corps physique avaient néanmoins des conséquences sur le corps politique.