jeudi 12 novembre 2015

L’Utopie foncière d’Edgard PISANI

Edgard PISANI, résistant, préfet, sénateur, ministre du Général de Gaulle puis de François MITTERRAND, est une figure marquante de la Vème République.

Ce fut aussi un ministre de l’agriculture qui a mis en place le productivisme et qui a encouragé le remembrement, même si ce dernier a abouti à la destruction de haies vitales pour préserver la biodiversité et éviter l’érosion des sols.

Avec son étatisme autoritaire et modernisateur, il a promis des lendemains qui chantent aux agriculteurs sans forcément tenir parole sur le long terme (http://bit.ly/1LTSHTx).

Dès lors que l’on parle de coopération en copropriété et d’habitat participatif, il faut également signaler un autre aspect de sa carrière.

Edgard PISANI est l’un de ceux qui a le plus réfléchi sur la notion de propriété immobilière, puisqu’il prône depuis longtemps l’abaissement des pouvoirs des propriétaires au nom de l’intérêt général. Tout le problème est qu’il est facile de demander aux citoyens de sacrifier leur propriété mais moins aisé de garantir que ce sacrifice ne soit pas fait au profit d’une élite malveillante.

Le livre le plus marquant d’Edgard PISANI à ce sujet fut l’Utopie foncière.




[Edgard PISANI, Utopie foncière, Paris, Editions du Linteau, réédition de 2009 (édition originale, Gallimard, 1977), 235 p.]

Au vu de ce titre, peut-on dire que l’approche d’Edgard PISANI fut foncièrement utopique ?

Pas forcément, car l’étatisme tentaculaire et l’arrogance jacobine peuvent toujours être mis en pratique. 

L’utopie, ce serait de croire que des fonctionnaires malveillants attachés à leurs rentes qui ont refusé de donner des garanties au peuple par le passé pourraient se mettre au service du public à l'avenir.

Bien entendu, quelques fonctionnaires sont dévoués, attachés au service public et prêts à donner des garanties à la population, mais ils ne constituent pas une généralité.

Edgard PISANI raconte comment il en est venu à se pencher sur ce sujet de la propriété foncière.

En tant que préfet, en 1947 et en 1950, il a été frappé par la difficulté d’exploiter les terres agricoles divisées en une multitude de petites propriétés (pp. 10 et 11).

A l’inverse, il constatait qu’en Suède, il était bien plus facile d’amener les propriétaires à s’entendre (p. 13).

Face à la résistance acharnée des propriétaires français à toute remise en cause de leur pouvoir absolu sur leur bien, il cite un entretien où il discutait avec des membres de l’ancienne noblesse propriétaires de forêts.

L’un des propriétaires affirmait que si l’administration en venait à limiter son droit, il couperait les arbres et vendrait le fond tel quel. Une duchesse aux cheveux blancs répondit à ce propriétaire colérique : « Cette forêt ne vous appartient pas, vous n’en êtes que le dépositaire comme je l’ai été moi-même, et vous avez le devoir de la transmettre à vos enfants plus belle si possible que vous ne l’avez reçue de vos parents. Cette forêt est un bien commun dont vous êtes le gestionnaire » (p. 19).

Cette idée du bien commun est très intéressante et rejoint des préoccupations très actuelles (http://bit.ly/1EbAoR9).

Edgard PISANI remarque donc que :

« À force d’être privative, la propriété devient négative. Elle n’est plus, comme elle le fut jadis, symbole et attribut de communauté, elle est instrument d’isolement, de non-solidarité » (p. 22).

Dès lors, il prône la limitation du droit de propriété au nom de la préservation de l’intérêt général. Pour cela, il souhaite renforcer les pouvoirs de l’administration sans pour autant ignorer que cela posera des difficultés car  nul n’est infaillible, et les fonctionnaires peuvent eux aussi errer...

« - Nul ne peut supputer que les fonctionnaires qui tranchent resteront toujours, partout, à l’abri des tentations. Lorsque l’acte administratif fait et défait les fortunes, la morale publique est bien vite menacée et c’est miracle que notre administration ait si bien résisté.
- Nul n’a le droit de penser que les citoyens auront durablement le respect des disciplines urbanistiques, s’ils ont le sentiment que la décision urbaine est livrée au hasard, à l’arbitraire, à la concussion.
Urbanisme et propriété du sol ne s’accommodent pas l’un de l’autre ; la pratique nous enseigne qu’ensemble ils conduisent à la révolte et au mépris du citoyen, car ils mènent à une suspicion légitime de l’administration » (p. 26).

Edgard PISANI est conscient du fait que le pouvoir absolu du propriétaire d’un bien immobilier correspond à une phase importante de l’histoire de France.

En 1789, la propriété omnipotente était une promesse d’émancipation faite aux paysans français pour qu’ils soient libérés des servitudes féodales (p. 55).

Malheureusement, cette émancipation s’est aussi faite à l’égard de la propriété collective villageoise (p. 57).

Le Code civil napoléonien, qui a consacré le pouvoir absolu du propriétaire, a donc mis en place un nouvel ordre social. Ce système fut imposé tant à l’ancienne aristocratie qu’aux membres du peuple dépourvus de propriétés (pp. 74-75).

Le projet de HAUSSMANN pour créer de grandes avenues à Paris à partir des années 1860 reposa sur cette conception de la propriété individuelle. Les expropriations et la vente à la découpe des terrains a permis une spéculation importante au profit de rentiers propriétaires d’immeubles entiers (pp. 87 à 90).

Edgard PISANI reconnaît qu’il sera difficile de rompre avec ce passé, les Français redoutant l’intervention de l’Etat et l’expropriation :

« On doit donc les accoutumer à un système nouveau en leur démontrant, jour après jour, qu’il leur donne les mêmes garanties que l’ancien et qu’il fournit à la collectivité les moyens de mieux aménager le cadre de leur vie quotidienne et de juguler la spéculation » (p. 106).

L’objectif que se fixe Edgard PISANI est donc très pertinent. Hélas, les solutions qu’il propose ne peuvent convaincre, même si l’on remarque qu’elles inspirent la majorité parlementaire actuelle. L’Utopie foncière fut publiée en 1977, à une époque où Edgard PISANI était redevenu de gauche et siégeait comme sénateur au groupe socialiste…

Edgard PISANI propose donc un projet de loi foncière dans lequel il prône :

1/ La proclamation de l’appartenance du territoire à la Nation toute entière, chaque génération n’étant que la dépositaire des terres qu’elle contrôle (p. 115)

2/ Un plan quinquennal d’organisation du territoire (pp. 135 à 139)

3/ Dans chaque région, la création d’un « atelier d’étude, de recherche et d’information faisant un large appel à la participation des citoyens » (p. 143)

4/ La création d’un livre foncier général mis à jour sous la responsabilité de chaque propriétaire avec obligation de déclaration de la valeur des biens pour servir de base à un impôt foncier proportionnel (pp. 146 à 154)

5/ La création d’offices fonciers, où siégeraient des représentants des communes. Ces offices détiendraient un droit de préemption général et seraient susceptibles d’accorder à chaque ménage un bail pour l’habitation en échange d’une redevance annuelle exclusive de toute autre charge foncière (pp. 175 à 195)

Edgard PISANI propose donc un système qui empêcherait la spéculation et dissuaderait les propriétaires de conserver leur bien du fait de la lourdeur de l’impôt. Dans le même temps, le projet visait à permettre la location à chaque famille d’une parcelle pour qu’elle y habite.

Pourtant, et avec lucidité, Edgard PISANI savait qu’il allait susciter des commentaires ironiques. Ainsi, il a complété son livre par un épilogue imaginaire. Dans celui-ci, la gauche arrivée au pouvoir en 1981 aurait mis en place son programme foncier. Le premier-ministre aurait été interrogé par un journaliste critique après cette entrée en vigueur de la loi PISANI. Le journaliste aurait alors lancé :

« Ainsi prétendez-vous avoir réalisé l’impossible alliance entre intérêt collectif et droits individuels ? Puis-je vous dire que beaucoup d’auditeurs sont sceptiques, et que vos adversaires vous accusent d’illusionnisme ou de supercherie. Vous êtes pour eux un diable rouge tout entier consacré à la ruine de la civilisation française, et de la liberté à la française » (p. 210)

Edgard PISANI fait répondre au premier-ministre que la seule garantie du système pour les familles est l’engagement durable de la collectivité (pp. 211-212).

Or, cette garantie est très insuffisante, car la collectivité peut toujours avoir des contraintes nouvelles et inattendues qui la détournent de certains objectifs présentés auparavant comme prioritaires.

Concernant la participation des citoyens à la politique urbaine, Edgard PISANI est encore plus fantaisiste.

Les promesses vagues de participation n’engagent que les naïfs qui ont le tort d’y croire.

Concernant l’allocation d’un logement à chaque ménage, on sait ce qu’il en est aujourd’hui, au vu de l’attribution des HLM de qualité à une élite de rentiers arrivistes, irresponsables et malveillants.

Le programme d’Edgard PISANI aurait conduit à la toute-puissance d’une administration plus attachée à ses privilèges qu’au respect des engagements internationaux de la France.

PISANI se présentait comme un européen convaincu. Que peut-il dire aujourd’hui de l’incapacité de la France à réduire son déficit structurel, malgré ses promesses clamées devant Bruxelles ?

La France peut-elle continuer à emprunter pour payer les salaires de fonctionnaires improductifs ? Peut-elle continuer à profiter des efforts des autres pays de la zone euro pour pouvoir emprunter à taux bas ? La Commission se pose la question et il serait audacieux de lui jeter la pierre par démagogie (Marie CHARREL, Philippe RICARD, « Pour Bruxelles, Paris ne tiendra pas le cap », Le Monde, vendredi 6 novembre 2015, Cahier économie, p. 5).

La spoliation des propriétaires proposée par PISANI aurait permis l’augmentation des privilèges d’une caste dont le comportement actuel montre bien l’indifférence au sort d’autrui.

Autant la remise en cause de l’omnipotence des propriétaires au nom de l’intérêt général était judicieuse, autant les mécanismes proposés par PISANI pour contrôler la puissance publique étaient évanescents.

A terme, cela renforce la nostalgie de la propriété omnipotente et de l’habitat pavillonnaire indépendant, le peuple ne voyant que ce moyen pour accéder à la tranquillité.

Le système d’Edgard PISANI aurait donc reposé sur le sacrifice de nombreux Français au profit de privilégiés car il n’y aurait eu aucun mécanisme pour éviter la constitution de privilèges. Les Français sacrifiés auraient voulu revenir encore plus violemment à la propriété individuelle toute-puissante.

Heureusement que François MITTERRAND, après avoir approuvé l’Utopie foncière en 1977, n’a pas appliqué cette promesse-là non plus…


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