samedi 24 octobre 2015

Pisani ou la nostalgie du gaullisme triomphant

Edgard PISANI, né en 1918, fut un ministre emblématique du Général de GAULLE.

De 1961 à 1966, Edgard PISANI a reçu le portefeuille de l’agriculture. De 1966 à 1967, il a dirigé un grand ministère de l’Equipement qui comprenait la supervision du logement, des transports et des travaux publics.

Ce faisant, il fut l’un des acteurs clés de la modernisation de la France. Edgard PISANI a, par exemple, participé à la création de la PAC (Politique Agricole Commune) et mis en place les SAFER (Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural) titulaires d’un droit de préemption pour protéger l’usage agricole des terres.

Progressiste européen, Edgard PISANI était pourtant considéré comme l’un des ministres favoris du Général de GAULLE, qui lui était plus volontiers souverainiste.


A ce titre, Edgard PISANI fut souvent moqué voire caricaturé en une sorte de pharaon "tout-en-barbichette" du gaullisme de gauche.




Caricature de PADRY sur la PAC, 1963 (Aux Ecoutes, 20 décembre 1963, n° 2)

Aujourd’hui, on a oublié l’importance de ce personnage alors que le gouvernement actuel reprend ses idées avec simplement moins de courage, de clarté de vue et d’adresse.

C’est donc l’occasion de relire l’excellent ouvrage rédigé par Edgard PISANI pour expliquer sa relation complexe avec le Général de GAULLE :

Edgard PISANI, Le Général indivis, Albin Michel, Paris, 1974, 252 p.



Avant de faire un bref compte-rendu de l’ouvrage, il convient de rappeler qu’Edgard PISANI est né à TUNIS en 1918. Après des études au Lycée Louis Le Grand, il est entré dans la Résistance, a été arrêté, s’est évadé, a participé à la Libération de Paris puis a dirigé le cabinet du Préfet de Police en 1945, le cabinet du ministre de l’Intérieur et le cabinet du ministre de la Défense en 1946. Ensuite, il fut préfet de Haute-Loire puis de Haute-Marne en 1947. Lassé par l’instabilité ministérielle, il quitta le corps préfectoral en 1953 et devint sénateur de Haute-Marne en 1954 au sein du groupe de la gauche démocratique. En 1961, le ministre de l’Agriculture Henri ROCHEREAU quitta le gouvernement du fait d’un désaccord avec la politique algérienne du Général de GAULLE. Ce dernier fit appel à PISANI pour le remplacer. Bien qu’il ait été de gauche, l’ancien résistant PISANI n’a pas osé refuser (même s’il a hésité). Edgard PISANI est resté en fonction jusqu’en 1966 avant d’être placé dans un grand ministère de l’Equipement (même s’il rêvait de l’Education). En 1964, il fut élu maire de Montreuil-Bellay et l’est resté jusqu’en 1973. En 1967, PISANI a quitté le gouvernement et est devenu député gaulliste du Maine-et-Loire. En 1968, il a quitté la majorité lors des événements de mai 1968 en votant la censure contre le gouvernement et en démissionnant lui-même aussitôt. Les électeurs ont soutenu le Général de GAULLE et PISANI ne fut donc pas réélu député. En 1974, il devint sénateur socialiste de la Haute-Marne. En 1981, François MITTERRAND le nomma à la Commission Européenne avant de le nommer délégué du gouvernement (puis ministre) en Nouvelle Calédonie (1984-1985) puis président de l’Institut du Monde Arabe (1988-1995).

Le livre raconte la période de 1961 à 1970. Edgard PISANI veut démontrer que le gaullisme n’appartient pas qu’aux partisans conservateurs et souverainistes du Général. C’est un héritage laissé en indivision (d’où le terme de "Général indivis").

L’ouvrage comme par une citation éclairante d’Edmund BURKE :
« L’âge des chevaliers est mort.
Est venu celui des sophistes, des économistes, des calculateurs.
Et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais »

Dès 1954, Edgard PISANI a été conscient du fait qu’il n’y avait pas de construction européenne possible tant que la France n’avait pas un régime présidentiel et qu’elle n’avait pas pris son parti du fait algérien (p. 27)

Edgard PISANI reconnaît qu’il n’eût aucune intimité avec le Général, en remarquant sa « gentillesse, un peu froide d’ailleurs, de s’inquiéter de la façon dont les choses allaient pour moi et les miens » (p. 30).

De la même manière, en 1970, Edgard PISANI n’alla pas à COLOMBEY et préféra se joindre à la foule des anonymes lors des obsèques du Général.

Edgard PISANI était un homme de gauche et l’est toujours resté. A ce propos, il raconte avoir rencontré un cégétiste, communiste intransigeant, qui expliquait à un camarade qu’il allait voter de GAULLE en 1959 malgré les consignes du PCF, en se justifiant ainsi : « Il me l’a demandé personnellement, je ne peux pas le lui refuser »

Edgard PISANI a trouvé déplacée et inutile l’envolée sur le « Québec libre » (p. 35). De la même manière, il a trouvé perfide le « je vous ai compris » et inutilement agressif le « volapuk » (langue artificielle inventée par un catholique dans les années 1880, ce qui a servi d'exemple au Général pour critiquer l'intégration européenne en 1962).

Pourtant, PISANI reconnaît bien des qualités au Général et notamment une certaine humilité, même quand il parlait de lui-même à la 3ème personne : ce faisant, le Général se soumettait au jugement historique d’un autre que lui-même (p. 36).

En 1961, le Général fit appel à PISANI pour que ce dernier ne soit pas l’homme des lobbys et qu’il gagne la confiance des agriculteurs tout en assurant une harmonie entre les besoins du monde paysan et les exigences nationales (p. 39).

PISANI avait donc pour mission de donner aux paysans le sens de l’intérêt national (p. 41).

La question européenne s’est vite posée entre le Général et PISANI du fait de l’importance de l’Europe en matière agricole.

En fait, le Général de GAULLE ne refusait pas que la France intègre une Europe unifiée mais que celle-ci soit un conglomérat sans unité, sans destin ni volonté (p. 48).

Tout en notant : « On peut se demander si de Gaulle était un républicain résigné ou convaincu, ou bien encore un royaliste repenti » (p. 49), PISANI note l’aversion profonde du Général pour le pouvoir qui n’émane pas de la nation.

L’échange entre PISANI à peine nommé et le Général est révélateur (p. 61) :

« Mes respects, mon Général.
– Bonjour, monsieur le ministre de l’Agriculture »

PISANI et le Général ont élaboré la politique agricole ensemble suite à des discussions de fond (pp. 80-82). Le but de PISANI était de clairement s’appuyer sur la jeunesse agricole qui ne voulait pas que le monde moderne se construise à son détriment et qui avait des leaders

Le Général était d’accord (pp. 83-84), citant Mozart assassiné et déplorant avec PISANI le manque de formation des enfants d’agriculteurs (« Il croyait profondément à l’inépuisable capacité du peuple »).

Dès lors, le Général et PISANI ont mis en place la politique agricole sur les principes suivants : « - Maîtrise du foncier et préférence donnée à celui qui travaille sur celui qui possède. – Maîtrise des phénomènes économiques du marché par l’introduction de disciplines professionnelles, interprofessionnelles et publiques. – Organisation des agriculteurs en vue d’acccroître leur capacité de négociation sur le marché. – Formation des hommes à la terre, qu’ils soient destinés àà y rester ou à en partir. – Evolution globale du monde agricole pour qu’il sorte de son retard et de son isolement, qu’il atteigne à la parité, non seulement en revenu, mais en civilisation. – Prise en compte par la collectivité du coût humain des mutations, afin que s’accomplissent ces mutations. – Aide publique nécessaire en faveur de l’agriculture, mais accordée en contrepartie d’un effort propre du monde agricole lui-même : payer le progrès, non la stagnation. – Organisation des marchés mondiaux pour maîtriser les phénomènes spéculatifs et pour mobiliser les excédents en faveur de ceux qui ont faim. –Mise en place de la Politique Agricole Européenne regardée comme contrepoids de notre effort industriel et comme occasion d’une redéfinition de notre agriculture »

Ce programme fut mené à bien durant 5 ans. De janvier 1966 à mars-avril 1967, PISANI dût gérer le ministre de l’Equipement, qui comptait pour 64 % de la formation de capital fixe en France (p. 142).

Les bonnes relations personnelles que PISANI avait avec le premier-ministre POMPIDOU se sont tendues du fait de l’ampleur de ce grand ministère regroupant Travaux Publics, Urbanisme, Logement et Transports (pp. 155-157).

En 1967, PISANI fut élu député d’Angers : POMPIDOU lui retira les Transports. PISANI voulut partir mais fut retenu juste pour finaliser la loi foncière

PISANI démissionna deux semaines après les élections législatives de 1967 car le Général avait demandé les pleins pouvoirs de manière incongrue et que le parlementariste de gauche qu'était PISANI ne pouvait pas accepter cela.

Le Général eut la gentillesse de lui faire relire le communiqué par lequel il annonçait sa démission (p. 162). PISANI ne vota donc pas contre les pleins pouvoirs, mais il fut mal à l’aise au sein du groupe majoritaire à jouer les godillots.

En mai 1968, PISANI désavoua le gouvernement, malgré les supplications de Jacques CHABON DELMAS, à l’époque président de l’Assemblée Nationale, qui, au nom du souvenir de la Résistance, lui demanda de démissionner préalablement plutôt que voter la censure (pp. 168-169).

Pour faire le bilan de cette aventure, PISANI résuma : « Si le gaullisme est une poétique, seul Debré est fidèle ; sinon Pompidou a seul raison » (p. 171).

« Pour Georges Pompidou, il n’y a point de vision communicable et le panier de la ménagère sert d’utile référence. » (p. 178)

« De Gaulle est un aristocrate, et Georges Pompidou un parvenu » (p. 179). Le Général était donc souvent plus progressiste sur les questions d’éducation car il méprisait l’argent

Le passage le plus intéressant du livre concerne le débat sur la censure du 22 mai 1968 (pp. 238 à 250).

Pompidou ironisa sur le fait que PISANI a travaillé avec lui 5 ans… (p. 242) et nota surtout :

« Mais ce qui n’est pas acceptable, en tout cas ce qui n’est pas tout à fait convenable, c’est de parler au nom du gaullisme contre de Gaulle. Ce qui n’est pas tout à fait convenable, c’est de prétendre qu’en prenant position aujourd’hui ouvertement contre le Président de la République, contre son Gouvernement et contre sa politique, on lui est fidèle. La fidélité ne consiste pas à tromper, monsieur Pisani ».

PISANI invoqua sa conscience

Un député de la majorité gaulliste lui lança : « La politique ce n’est pas la morale »

PISANI répondit : « le jour où la morale est trop éloignée de la politique, la politique ne vaut plus rien »





(Photographie d’Edgard PISANI, L’Utopie foncière, Le linteau, 2009, p. 2)

PISANI a donc incarné une volonté forte de modernisation de la France basée sur des leaders corporatistes et impulsée par l’Etat. Cela a, incontestablement, permis la consolidation d'une agriculture productiviste. Par contre, les affres de la surproduction et de la pollution, le poids de la technocratie, le corporatisme des paysans les plus riches et la complaisance des leaders agricoles à l’égard du pouvoir furent aussi les résultats de cette démarche.

Tout le problème est que les idées de PISANI ont aussi affecté le monde du logement, avec des résultats assez proches.

Beaucoup pensent que grâce à l'autoritarisme et à l'intervention des pouvoirs publics, les problèmes pourront être résolus, y compris dans le monde du logement. 

La solution serait de créer plus de fonctionnaires. 

Or, ceux-ci exercent une pression fiscale et un harcèlement administratif sur les citoyens.

Quand les habitants ne demandent pas de subventions mais conduisent des actions collectives positives, ils sont donc pénalisés par le poids des rentes de l'administration.

La lourdeur de la technocratie est ainsi profondément nuisible d'autant que pour masquer leur inutilité, les agents de l'Etat et des administrations cachent leurs fautes et font tout pour empêcher un débat pluraliste sur leur bilan.

Le bavardage sur la participation des habitants ne sert qu'à masquer la sclérose d'une idéologie basée sur la captation de rentes. Par sa collaboration avec le bonapartisme gaullien, Edgard PISANI n'est pas étranger à cette dérive qu'il a transmise aux socialistes lorsqu'il les a rejoints.

Cela ne change rien au fait que PISANI a été un grand résistant, qu'il a sincèrement essayé de moderniser la France et que ses propositions sont souvent intelligentes, notamment quand il critique le culte de la propriété individuelle dans le domaine foncier.