vendredi 20 février 2015

« Pas fraudeurs, s’abstenir ! » ou le chant des rossignols




Bientôt, la loi du 10 juillet 1965 organisant en France le statut de la copropriété aura 50 ans.

Beaucoup vont s’interroger sur son bilan.

Un gros tiers des immeubles en copropriété connaissent à la fois des difficultés réelles et des perspectives très sombres concernant la maîtrise de la consommation d’énergie. Est-ce de la faute à la loi de 1965 ?

Certes, ce texte porte une vision bonapartiste de la société (http://bit.ly/1zglr0V). En outre, il sera très difficile, désormais, de surmonter les défis rencontrés par de nombreux syndicats de copropriétaires (http://bit.ly/1688zQ2).

Les rédacteurs de la loi de 1965 sont-ils coupables de cette situation ?

Pour répondre à une telle interrogation, il faut voir ce qui différencie les syndicats de copropriétaires en crise et ceux qui fonctionnent tout à fait correctement (avec un bâti sain, des copropriétaires en mesure de payer des travaux importants à l’avenir, des relations convenables entre syndic et copropriétaires ainsi qu’une absence d’arriérés de charges).

La réponse est très simple. A la mise en copropriété puis lors de toutes les ventes, les syndicats de copropriétaires dysfonctionnels ont attiré des personnes auxquelles il a fallu mentir.

Aucune personne sensée n’achète avec la certitude que tout ira mal. Or, dans la plupart des immeubles en difficulté, les crises futures étaient prévisibles dès le départ. En outre, si la dérive a été progressive, elle est généralement due à des copropriétaires assez malhonnêtes pour ne pas vendre alors que leurs impayés croissaient.

Ces deux phénomènes très classiques ont des noms connus : la fraude et la filouterie.

La fraude est une notion vieille comme le droit romain. Elle consiste en des manœuvres visant à tromper une personne (voir Cours élémentaires de droit romain, E. DIDIER-PAILHÉ, 3ème édition revue par Charles TARTARI, Larose et Forcel, Paris, 1887, pp. 242 à 247, et notamment p. 243 sur l’animus furandi).

Quand on crée une copropriété dont on sait qu’elle sera dysfonctionnelle, on commet une fraude.

La filouterie est le fait par une personne qui sait être dans l'impossibilité absolue de payer ou qui est déterminée à ne pas payer, d’obtenir un bien ou des services (article 313-5 du Code Pénal).

Quand on achète un bien en copropriété et que l’on reste propriétaire en ne pouvant pas payer les charges nécessaires, on commet une filouterie.

Tout le problème est que la fraude et la filouterie ne sont pas toujours des infractions pénales.

La filouterie n’est réprimée que lorsque l’on obtient ainsi des aliments, des boissons, du carburant, un transport ou une chambre d’hôtel, et c’est tout.

La filouterie en matière financière ou immobilière n’est pas un délit, que ce soit en France ou aux Etats-Unis, avec les conséquences que l’on sait, notamment lors de la crise des subprimes.

Quant à la fraude, elle constitue un des éléments constitutifs de l’escroquerie, mais, là encore, le droit pénal est d’interprétation stricte et tout acte frauduleux n’est pas forcément une escroquerie.

Selon  l’article 313-1 du Code Pénal, « L'escroquerie est le fait, soit par l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit par l'abus d'une qualité vraie, soit par l'emploi de manœuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge. »

On notera que cette définition est quasiment illisible pour les simples citoyens… En outre, il faut que la fraude vise une personne en particulier et non qu’elle soit hypothétique. Celui qui crée une copropriété dysfonctionnelle (et se fait payer pour cela) sait qu’il va nuire à quelqu’un mais ne sait pas encore à qui.

C’est une fraude, mais pas une escroquerie au sens pénal.

Créer une copropriété naturellement dysfonctionnelle, c’est mettre sur le marché ce que le magistrat Jean de MAILLARD appelle un « rossignol », c’est-à-dire un bien à la valeur bien moindre que celle à laquelle il sera vendu (Jean de MAILLARD, L’Arnaque. La finance au-dessus des lois et des règles, Le Débat, Gallimard, Paris, 2010, 305 p.)

Comme le dit si bien Jean de MAILLARD, « Les rossignols constituent donc une menace constante sur l’économie de marché et c’est la faute à la fraude. » (p. 209). En outre, « La fraude est un jeu d’équipe dans lequel chacun joue pour soi » (p. 249).

Hélas, il est très difficile de lutter contre ces fraudes aux rossignols qui ne constituent pas des délits. C’est pour cela que Jean de MAILLARD parle d’une « une nouvelle délinquance impossible à nommer » (p. 10) et qu’il évite de parler de criminalité à son propos (p. 12).

Cette existence de fautes privées qui ne sont pas des délits, même si elles sont particulièrement dangereuses, était connue dès l’antiquité romaine, où l’on distinguait les infractions (crimen) et les manquements civils (delictum privatum) dont la fraude faisait partie en tant qu’un des éléments constitutifs de la soustraction subreptice de la chose d’autrui (le furtum) (voir E. DIDIER-PAILHÉ, pp. 242 et 243) (furtum qui se différencie de la soustraction avec violence, la rapina).

Le législateur a choisi de ne pas faire de la fraude une faute pénale. De la même manière, il a choisi de restreindre le champ de la filouterie. Ce faisant, il a encouragé ces comportements dans le monde immobilier et dans le monde financier. Comme ces pratiques sont devenues massives, même le juge civil ne peut plus les sanctionner, pour ne pas déséquilibrer la société.

Est-ce de la faute du droit bancaire ou de la loi sur la copropriété ? Non. La loi de 1965 ne pouvait rien changer à l’inadaptation générale de notre droit pénal.

S’il y a des syndicats de copropriétaires en difficulté, c’est donc bien la faute à la filouterie et à la fraude, et non aux rédacteurs de la loi de 1965.

L’Etat ne fait rien car il profite au plan fiscal de ces fraudes et compte sur les victimes des filouteries pour assumer des charges qui devraient lui revenir. Les leçons de morale de tous les institutionnels pleurnichards qui déplorent les difficultés en copropriété ressemblent donc à des larmes de crocodiles.

Le verbiage de la loi ALUR vise à rendre le droit illisible pour mieux camoufler les fraudes. Le refus de rendre autonomes et participatives les Sociétés d’Attribution et d’Autopromotion révèle également une volonté de contaminer l’habitat participatif avec la filouterie, en imposant la présence d’individus ayant un sinistre passé au sein des groupes qui se constituent. L’invention de structures complexes et nouvelles qui seront adossées à des produits financiers douteux complète le tableau.

C’est ce que Jean de MAILLARD appelle le triptyque de la fraude, avec l’« existence d’actifs qui ne peuvent être rentabilisés que par la transgression ou la manipulation des lois du marché », l’« utilisation de techniques de dissimulation comptables et d’habillages juridiques » et la « vertigineuse floraison de produits financiers » (p. 136).

Ainsi, par la grâce de la volonté des rentiers nichés au cœur de l’Etat, une nuée de rossignols vole au-dessus de nos têtes.


Et comme le dit si bien Jean de MAILLARD, dès qu’il y a des rossignols, que ce soit en copropriété ou dans le monde financier, un seul slogan est adapté : « pas fraudeurs, s’abstenir ! » (p. 273) .