jeudi 20 novembre 2014

La Chindiafrique de Jean-Joseph BOILLOT

Dans le cadre du mois de l’Economie Sociale et Solidaire, Jean-Joseph BOILLOT, agrégé de sciences sociales, qui vit une grande partie de l’année en Inde, a présenté son concept de Chindiafrique à Rennes (18 h 30, Espace Ouest-France).

Chacun est invité à lire le livre qu’il a écrit avec Stanislas DEMBINSKI, (Jean-Joseph BOILLOT, Stanislas DEMBINSKI, Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Odile Jacob, Paris, 2014, édition originale en 2013, 422 p.)

Lors de la soirée, Jean-Joseph BOILLOT a surtout tenté, dans un langage clair, passionné et pittoresque, d’expliquer pourquoi l’Inde le fascine.

Le principe sur lequel il a insisté est celui de l’équité, en donnant l’exemple des Occidentaux qui appellent les autres à faire des efforts pour maîtriser les émissions de gaz à effet de serre alors qu’ils sont responsables de 90 % des stocks déjà émis.

De ce point de vue, la force de l’Inde pour faire vivre cet impératif est sa formidable diversité et sa capacité à faire vivre le pluralisme politique tout en organisant des scrutins avec 850 millions d’électeurs. Les Indiens valorisent la complémentarité plutôt que l’uniformité. Beaucoup, parmi eux, aiment à souligner l’ambivalence des choses au lieu de croire en la prééminence d’une valeur unique. C’est l’« Argumentative India », comme l’appelle Amartya SEN. On notera que l’objectivité positionnelle défendue par ce dernier (http://red.pucp.edu.pe/ridei/wp-content/uploads/biblioteca/84.pdf) a inspiré le titre de l’association qui édite ce blog (Lien des Garanties Objectives dans la Cité).

Ce qui est Jean-Joseph BOILLOT trouve plaisant en Inde est le fait que le progrès n’y est pas forcément conçu seulement comme l’accroissement des biens matériels.

GANDHI insistait sur le sens de la vie (la jouissance à tout prix n’étant rien face à l’impératif d’éviter des sanctions dans la cadre du cycle des renaissances), sur l’importance de la frugalité (en se basant sur le fait que la terre peut nourrir tout le monde, sauf la cupidité) et sur la non-violence (la fréquence des tensions liées à un urbanisme dense nécessitant un antidote pour permettre la survie de la société).

Loin de constituer des handicaps, ces valeurs peuvent devenir des atouts face aux défis contemporains. Même le système des castes peut faciliter la mobilisation des investissements car une caste constitue un groupe de solidarité dont les membres savent qu’ils ne risquent pas d’être trahis. Dans le présent blog, on insiste souvent sur l’importance de la fiabilité pour susciter l’engagement…

Ensuite, la spécialisation permet la transmission de savoirs sur plusieurs générations, savoirs qui ne s’enseignent pas facilement à l’école.

Enfin, dans le cadre des activités où des ressortissants de castes diverses sont contraints de travailler ensemble, ceux qui sont issus des castes moins renommées mettront un point d’honneur à être aussi compétents que les autres, voire plus. En outre, les castes impliquent une volonté d’ascension sociale collective.

On notera que les castes (jatis) (des groupes spécialisés relativement localisés au nombre de 6000 en Inde) ne sont pas les varnas. Ces dernières constituent de grandes catégories fonctionnelles divisant de la population à savoir les brahmanes, prêtres et détenteurs de la connaissance sacrée ayant servi de base aux élites (NEHRU ayant relevé de cette catégorie), les kshatriyas, guerriers (comme Jerry RAO, un des Maharadjas du Software, voir Chindiafrique, p. 181), les vaishyas, négociants et intellectuels (GHANDI ayant relevé de cette catégorie) et les shudras, à l’origine serviteurs, souvent paysans mais parfois fortunés et dominant alors localement la société, notamment dans le Penjab.

Jean-Joseph BOILLOT nous permet de sortir d’une vision simpliste de l’Inde. Concernant la Chine qu’il connaît bien aussi, il est plus soucieux de l’absence de spiritualité. La focalisation sur l’obtention de richesses dans le cadre d’un monde pratiquant moins les contre-pouvoirs serait plus problématique. Toutefois, Jean-Joseph BOILLOT est trop érudit pour ignorer la richesse des traditions chinoises et y fait d’ailleurs référence dans son livre (Chindiafrique, pages 377 à 379).

Ces traditions ont pu être réinterprétées dans une optique bien plus respectueuse du sens de la vie, notamment sous l’influence du Bouddhisme.

Ainsi, le sens de l’humain que l’on retrouve dans les Entretiens de Confucius peut être compris comme le principe d’équité reposant sur le fait que tous les hommes sont interconnectés et solidaires de ce fait.

De la même manière, un souci d’harmonie et de complémentarité primant sur le simplisme et l’univocité peuvent se retrouver dans le wuxing (五行) (théorie des 5 phases) qui existe en Chine au moins depuis le IIIe siècle avant J.C., avec l’école de ZOU Yan (http://www.gera.fr/Downloads/Formation_Medicale/PENSEE-CIVILISATION-CHINOISE-ET-MTC/barrey-49006.pdf ).

En effet, la théorie des 5 phases repose sur l’idée que le monde est constitué de terre, de feu, de bois, d’eau et de métal. Or, aucun de ces éléments ne domine tous les autres. Le métal coupe le bois. Le feu fait fondre le métal. L’eau éteint le feu. La terre absorbe l’eau. Le bois se nourrit de la terre.

Cela constitue un cycle de cinq phases et non une hiérarchie linéaire.
Progressivement, chaque élément a été assimilé à des couleurs (or pour la terre, rouge pour le feu, bleu-vert pour le bois, noir pour l’eau et blanc pour le métal) ou à des vertus confucianistes (la fidélité, , pour la terre, le respect des rites sociaux, , pour le feu, l’esprit d’humanité, , pour le bois, la sagesse, , pour l’eau et l’esprit de justice, , pour le métal).

Aucune de ces vertus ne domine totalement les autres. Chacune est utile et permet de compléter les autres. Dans le même temps, chacun a plus d’aptitude à une vertu particulière. On a donc besoin d’autrui pour que les vertus pour lesquelles on est moins doué soient également présentes en société. Cela crée un lien. Cela valorise le pluralisme et encourage les contre-pouvoirs. Cela donne également un sens à la vie. Seul l’équilibre des vertus permet de garantir le progrès. C’est donc un objectif pour lequel on peut sacrifier ses pulsions.

Telle est la symbolique à laquelle fait référence le signet du LGOC.

Même si la combinaison du wuxing et du confucianisme est ancienne et plutôt chinoise, l’interprétation qui en est donnée ici est liée à des auteurs japonais postérieurs à 1600 et donc influencés par le bouddhisme qui est originaire d’Inde. Ainsi, ni la Chine, ni le Japon ne sont donc totalement étrangers aux grandes dynamiques de la civilisation indienne. Or, Chine, Inde et Japon constituent une part déjà importante du PIB mondial. Le poids de la Chine et de l’Inde dans l’économie de notre planète va croître fortement d’ici 2030. L’Occident ne doit pas rester en marge de ce mouvement.

Transcrire en des termes relevant des civilisations indiennes ou chinoises une dynamique née en Occident permet de valoriser celle-ci tout en donnant l’espérance de pouvoir les transmettre plus facilement dans les espaces où se trouveront nombre des décideurs de demain.

Cela nous permet aussi d’éviter l’arrogance des petites sectes élitistes occidentales dont le slogan préféré est « t’es nul ! » alors qu’elles refusent toute évaluation des logiques qu’elles proposent. Jean-Joseph BOILLOT a d’ailleurs rappelé son étonnement et sa lassitude face à ce fameux « t’es nul ! » si souvent employé en France.




jeudi 13 novembre 2014

La vie liquide de Zygmunt BAUMAN

Parfois, les sujets que l’on se garde bien d’aborder en disent bien plus long sur soi que les phraséologies que l’on use jusqu’à la corde.

Ainsi, on ne peut que regretter la rareté des références à Zygmunt BAUMAN dans les universités et les médias français.

Cet auteur a dégagé un concept essentiel et particulièrement éclairant sur les problématiques actuelles. C’est la « vie liquide » (Zygmunt BAUMAN, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006, 2005 éd. Originale, trad. Christophe ROSSON, 203 p.).




La liquidité se définit par des changements de modes d’action trop rapides pour que se créent des habitudes (La Vie liquide, p. 7).

Ainsi, « La vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d’incertitude croissante » (La Vie liquide, p. 8).

La foi en l’avenir diminue. La croyance en des mouvements collectifs susceptibles de changer en mieux le monde s’étiole. Cela induit un relâchement des attachements et une révocabilité de l’engagement. Dès lors, la quête des gains individuels prime sur la recherche du bien commun.

« La vie liquide dote le monde extérieur, en fait tout ce qui dans le monde ne fait pas partie du moi – d’une valeur essentiellement instrumentale » (La Vie liquide, p. 19).

Parallèlement, le fait que d’autres, dans le monde, soient capables de se sacrifier pour une cause devient incompréhensible, alors même que l’utopie de la bonne société recule (La Vie liquide, p. 55).

En résumé, « Alors que la société moderne liquide avance, avec son consumérisme endémique, martyrs et héros battent en retraite » (La Vie liquide, p. 63).

Ce n’est toutefois pas un processus historique achevé et nul ne peut prédire comment il évoluera. L’évolution vers la vie liquide n’est donc pas forcément inexorable.

En tout état de cause, les créatifs culturels ne sont pas les ennemis de ce processus de vie liquide prôné par les managers du système de la consommation. Zygmunt BAUMAN parle de rivalité fraternelle entre les deux univers (La Vie liquide, p. 74).

En effet, les « créatifs culturels » constituent un groupe repéré par des auteurs américains (Paul H. RAY, « The Cultural Creatives », in The Potential for a New, Emerging Culture in the US, 2008, https://www.wisdomuniversity.org/CCsReport2008SurveyV3.pdf) et T W ADORNO, Culture and Administration, 1991, cité par Zygmunt BAUMAN, L’Ethique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ? Climats, traduction Christophe ROSSON, 2009, 2008 édition originale, p. 224). Eric DUPIN (http://bit.ly/1sUAvLI) reprend l’expression par l’intermédiaire de Claude MICHEL qui a édité des auteurs s’inspirant des penseurs précités.

Même si les créatifs culturels critiquent la tyrannie de la consommation, ils pensent pouvoir changer la société en se repliant sur de petites enclaves exemplaires au plan environnemental grâce à des subventions publiques (voir Droits et construction sociale, n° 50, 3 novembre 2014, pages 18 à 20). Cela ne gène en rien les grandes sociétés commerciales puisqu’elles gardent ainsi sous leur coupe la grande majorité de la population. De même, les gouvernants peuvent alors se dédouaner grâce à des opérations symboliques sans changer les grands équilibres du système.

Le procédé est ancien, en Orient comme en Occident. Pour atténuer le rejet que suscite un monde moralement à la dérive, des îlots modèles sont constitués. Les monastères chrétiens médiévaux, ou les temples bouddhistes au Japon avant le XVIIe siècle, ont eu ce rôle, en sachant qu’ils permettaient aux dirigeants qui avaient participé aux dérives les plus graves de se racheter une conduite à leurs propres yeux en faisant retraite.

Ainsi, les grands groupes financiers peuvent souhaiter une société de citoyens moutons menacés par des criminels loups mais protégés par des policiers chiens de bergers (La Vie liquide, p. 93), le tout avec quelques zoos symboliques gérés par des créatifs culturels pour faire rêver les moutons.

Le très grand danger de cet univers fondé sur la vie liquide est la montée d’une opposition entre ceux qui croient dans la valeur des sacrifices et qui veulent à tout prix une société stable, quitte à donner leur vie pour cela, et ceux qui acceptent la perspective individualiste d’un monde flou dont on voit mal la direction dans laquelle il va.

La société se divise alors en deux. D’un côté, les financiers, les commerciaux, les élites dirigeantes et les créatifs culturels, qui semblent tous incapables de faire face aux processus négatifs à l’œuvre. De l’autre, les citoyens dotés de l’esprit de sacrifice prêts à se dévouer pour garantir le maintien d’un système lisible.

Zygmunt BAUMAN, qui a connu la seconde guerre mondiale et a dû fuir les persécutions nazies, sait à quoi ce genre de choses peut conduire et nous le rappelle. A oublier la majorité de la population confrontée à des injustices, on prend le risque de voir celle-ci s’attacher à un idéal d’ordre fixe, identitaire et vengeur excluant tous ceux qui symbolisent, à tort ou à raison, l’instabilité et l’irrespect par rapport aux sacrifices consentis par la majorité.

Au sens étymologique, le sacrifice permet de mettre les gens à part. Quand Zygmunt BAUMAN parle des homines sacri exlus de la consommation aujourd’hui (La Vie liquide, p. 133), il souligne la dangerosité de ce processus sacrificiel. Si la majorité de ceux qui sont exclus du pouvoir et des subventions se ressent comme à part au plan identitaire, il lui est possible de stigmatiser par opposition tous les profiteurs du système qui le rendent instable, qu’ils soient gouvernants, financiers, étrangers ou créatifs culturels.


Voilà pourquoi il est essentiel que nous reconnaissions tous combien nous dépendons les uns des autres pour notre présent et notre futur. Personne ne peut espérer s’abriter des orages qui éclatent ailleurs (La Vie liquide, p. 196). A défaut de nous rappeler cet impératif, nous risquons de générer des fractures sacrificielles dangereuses dans toutes les sociétés.